"Le Caïman" : Moretti face à l'âme italienneLE MONDE | 22.05.06 | 15h40 • Mis à jour le 22.05.06 | 15h40
Par quel étrange paradoxe Le Caïman, qui est moins personnel que Je suis un autarcique (1976), moins drôle que Sogni d'Oro (1981), moins virtuose que Palombella Rossa (1989), moins émouvant que Journal intime (1993) ou moins romanesque que La Chambre du fils (2001), se révèle-t-il le film le plus fort réalisé à ce jour par Nanni Moretti ? La réponse à cette question tient, par-delà les nombreux fils que le film entremêle avec maestria, au défi fondamental qu'il relève et remporte : montrer pourquoi l'Italie, ce pays à tous égards béni des Dieux, produit régulièrement une toxine apparentée de près ou de loin au fascisme. Davantage qu'au match personnel et tant attendu Moretti-Berlusconi, c'est bien à cette question collective que Le Caïman (sorti en salles lundi 22 mai) s'affronte, avec un génie qui le range parmi les rares oeuvres de cinéma parvenant à donner corps à cet ineffable qu'on nomme l'âme nationale.
L'argument et la manière, partagés entre drame et comédie, sont purement morettiens. Voici un producteur de films de série Z, Bruno Bonomo (excellent Silvio Orlando), parvenu au dernier degré de la faillite professionnelle et intime. D'une part il ne parvient plus à financer des oeuvres aussi immortelles que Suzy la misogyne ou Maciste contre Freud, d'autre part sa femme, aussi lasse de tenir le rôle principal dans ces navets que dans la vie de ce démiurge au petit pied, décide de le quitter avec ses deux enfants. C'est dans ce trente-sixième dessous, dont il refuse aveuglément de prendre en compte la réalité, que Bruno voit arriver sur son bureau le scénario d'une jeune réalisatrice, intitulé Le Caïman. Sans comprendre d'abord qu'il s'agit d'un film de dénonciation consacré au trouble itinéraire qui a porté Berlusconi au pouvoir, il s'engage à fond dans ce projet, dont la préparation devient le sujet même du film de Moretti.
Equitablement partagé entre les vicissitudes du producteur raté et la réussite louche du personnage principal de son nouveau film, Le Caïman met subtilement en scène une structure en miroir de part et d'autre de laquelle Bonomo et Berlusconi partagent le même vice : celui du mensonge comme art de vivre confinant à la bouffonnerie tragique.
LA RÉALITÉ FANTASMÉE DU FASCISME
A des échelles différentes, les deux personnages sont donc un seul et même homme, ce hâbleur italien qui n'aime rien tant que prendre et faire prendre ses désirs pour la réalité au point de ne plus les distinguer. C'est sur la scène frauduleuse de cette réalité fantasmée que le fascisme fait précisément son lit, transformant une bénédiction (la fantaisie) en malédiction (le totalitarisme).
Mais les vertus du Caïman ne s'arrêtent pas là. Car le film porte formellement en lui les stigmates de cette perte du réel, en multipliant jusqu'au vertige la mise en abyme, la fragmentation, la prolifération de plusieurs matériaux. Extraits des films Z délirants produits par Bonomo, projections imaginaires du même Bonomo à la lecture du Caïman, projection réelle d'archives sur Berlusconi, répétitions et tournage du Caïman : autant de strates qui permettent à de multiples interprètes de Berlusconi, à commencer par Berlusconi en personne comme caricature de lui-même, de hanter le film de Moretti de bout en bout. Cette manière à la fois hilarante et angoissante de suggérer qu'il y a en tout Italien quelque chose de Berlusconi trouve son apothéose dans son ultime avatar, à la fin du film, sous les traits de Moretti, au cours d'une grandiose séquence de dédoublement, où le cinéaste, devenu acteur de son film en même temps que du film dans son film, l'incarne en statue du Commandeur.
La longue proximité cinématographique de Moretti avec la chose politique trouve dans cette ultime et cauchemardesque fusion avec le personnage de Berlusconi, dans une scène d'anticipation annonciatrice de guerre civile, une forme en quelque sorte sans retour. Une forme où se joue, au moins depuis Le Dictateur de Chaplin, le combat pour la vérité entre ces deux puissances du faux que sont le cinéma et de la politique. Quand bien même Moretti s'arrange pour remettre son personnage principal, Bonomo, du bon côté de l'artifice, au cours d'un lent et douloureux raccommodement avec le réel, Le Caïman n'en demeure pas moins un film d'une cruauté et d'une noirceur inégalées dans le parcours du cinéaste. Du grand art, qui permet à Moretti de signer, à sa manière, son Huit et demi.
Film italien de Nanni Moretti avec Silvio Orlando, Margherita Buy, Jasmine Trinca, Michele Placido, Nanni Moretti. (1 h 52.) En compétition.
Jacques Mandelbaum
Article paru dans l'édition du 23.05.06